Le texte suivant est paru dans le magazine Présence d'Esprit n°2 de mars 1993. C'est la deuxième partie d'une enquête titrée « Une étoile est née » dont deux autres parties sont accessibles en ligne : sur le site de Présence d'Esprit ou reproduits ici sur ce site. Tous ces textes sont © Club PDE.

Une étoile est née (2)

Entretient avec Valérie Schmidt

Résumé des épisodes précédents

Notre vieux maître, qui avait consacré sa vie à nous instruire par des contes plus ingénieux et édifiants les uns que les autres, s'était éteint en prononçant une ultime énigme. qui tenait en ces mots : "Présence du Futur". Nous devions découvrir le sens de ces paroles. Sur l'avis de notre aîné, nous avions interrogé Jacques Sternberg, un héros des premiers temps aujourd'hui ermite, dont les propos nous avaient mis sur la piste de Valérie Schmidt... Pour en savoir plus, relisez Présences d'esprits n°1


De multiples aventures, qui feront, peut-être un jour, l'objet d'un autre feuilleton, nous avaient conduits à Paris, rue Mazarine. Nous étions consternés : plus le moindre livre, plus le moindre robot ni le moindre pulp dans la vitrine de Valérie Schmidt, la bonne fée marraine de Présence du Futur. La librairie avait fait place à une galerie d'art où seules les toiles du peintre Lamy rappelaient l'attachement de la maîtresse des lieux a l'imaginaire fantastique.
Dès notre entrée, elle nous confirma que les temps avaient changé.

 

LA SF N'EST PLUS CE QU'ELLE ÉTAIT

- Cet entretien risque de ne pas vous faire très plaisir, nous dit-elle tout de go. Je me suis en effet très tôt désolidarisée du groupe qui s'était formé a la naissance du mouvement. Quand nous avons débuté, la SF a fleuri partout, mais... faite par des écrivains. Tandis que par la suite... Voyez-vous, on ne s'intitule pas écrivain parce qu'on croit le genre facile. En vérité, je pense que le grand drame de La SF, c'est d'avoir été affublée d'une étiquette, d'avoir été traitée comme un genre littéraire à part.

OÙ VALÉRIE DÉCOUVRE UNE PLANÈTE INEXPLORÉE

- Mais je vais vous raconter ce que je sais. Comme toutes les grandes aventures, celle-ci a débuté sur un coup de pouce du hasard. C'était en 52. A cette époque, La Balance était une librairie d'encyclopédistes appartenant à Jean Aubier, le fils de l'éditeur Aubier. On y trouvait Diderot, d'Alembert, et compagnie... J'attendais un bébé, et j'avais dû m'aliter. Pour me distraire, Jean m'apporte un jour quelques livres, parmi lesquels un bouquin avec une couverture abominable, quelque chose que je n'aurais jamais ouvert d'ordinaire. Mais, comme je n'avais plus rien a lire... C'était "Le triangle à quatre côtés" de Temple, un Rayon Fantastique. On y voyait l'inventeur d'une "machine à dupliquer les atomes" dont les deux fils tombaient amoureux de la même jeune fille, et qui, pour garder la paix dans la famille, dédoublait tout simplement l'objet de leur amour. I1 n'avait pas pensé a une chose essentielle. c'est que simple ou double, elle resterait amoureuse du même.
Et j'ai été immédiatement séduite par la vraisemblance du postulat. Et cela me rappela quantité de lectures antérieures. "Mais tout ça rejoint nos préoccupations, pensai-je. Il y a là des vérités, mais racontées à la façon utopiste !"
J'en parlai à Jean Aubier, qui me présenta Stéphane Spriel, alias Michel Pilotin, directeur du Rayon Fantastique chez Gallimard, lequel me donna d'autres livres qui me fascinèrent tout autant. Je découvrais que nous étions en quelque sorte au moyen âge d'une pensée nouvelle, et qu'il se présentait là quelque chose d'intelligent, d'intéressant a découvrir et a faire découvrir.

RENDEZ A CÉSAR...

Mais on ne parle jamais de celui qui nous a réellement permis de commencer : Jean Aubier, qui m'a laissée faire de cette très sérieuse Librairie d'encyclopédistes une librairie de science-fiction... Il s'est montré très ouvert - mais il est vrai que le concept de SF était très diffèrent alors de ce qu'il est devenu par la suite -, et malgré les risques financiers que cela supposait, il a accepté que nous fermions le magasin pour nous lancer, Pilotin et moi, dans une longue recherche. On a pensé au "Micromegas" de Voltaire, à Cyrano de Bergerac, on a même trouvé un empereur romain, Valérius, je crois, qui avait parlé d'objets volants non identifiés. Puis Pilotin m'a présenté Jacques Bergier, un homme extraordinaire, plein de gentillesse, de drôlerie, d'intelligence. C'est un personnage que je tiens à réhabiliter, parce qu'il est toujours présenté comme un farfelu. En réalité c'était un vrai savant.

SUR LES PISTES DU DÉSERT

Il y avait un boulot phénoménal. Vous ne trouviez pas "Le Péril Bleu" de Maurice Renard, par exemple, ni les éditions Hetzel de Jules Verne, rien ! Alors nous avons lancé des courtiers, sur les pistes d'un désert qui s'est avéré finalement très fertile : d'autres se sont rapidement joints à nous, apportant leurs trésors, ou simplement intéressés par notre recherche. Le temps que je fasse ce bébé, nous avions réuni l'équivalent d'un rayon "comme ça" de livres dits introuvables. Nous avions "L'Etoile de ceux qui ne sont par nés" de Werfel, "Sur les Falaises de marbres" de Juenger... Butor -ou Bergier?- avait lu "Fiction" de Borges, c'était parfaitement inconnu à ce moment-là. Je suis allée l'acheter et nous l'avons présenté. Un jour, je parle à Butor d'architectures étranges que j'avais vues, enfant, à Barcelone : c'était Gaudi. Mais on ne savait pas ce que c'était, il n'y avait pas de publications... J'ai dû chercher dans toutes les librairies d'architecture, et, finalement, on a collé Gaudi en vitrine.
Et Amazing Stories et Weird Tales ! C'est Douglas Fairbanks, et non Bergier, qui nous avait donné cette collection de pulps, la plus extraordinaire que j'ai vue de ma vie. Fairbanks était sans doute lui-même un extraterrestre. II portait un béret basque pour faire français, mais son accent épouvantable le trahissait. 
J'ai toujours pensé qu'il avait été envoyé d'ailleurs... II avait suivi une formation de réanimateur et prétendait pouvoir maintenir artificiellement quelqu'un en vie, mais on ne le croyait pas. Imaginez : c'était bien avant 56 !

DES VITAMINES DANS LE POTAGE

- Mais quel était votre but, en recherchant ces Livres "hors norme" ?

- Moi, ce que j'avais compris, c'est que la SF pouvait faire évoluer les consciences. Toutes ces propositions scientifiques pouvaient familiariser Les lecteurs à des possibilités d'évolution, nous rendre aptes à grandir avec les événements, sans les craindre. Un exemple : quand le premier Spoutnik est parti, en 58, et que nous mettions des panneaux en vitrine pour l'annoncer, des gens venaient nous insulter, prétendant que "nos trucs" allaient détraquer le temps ! Et, aujourd'hui encore, on panique à cause de cette fameuse couche d'ozone ! C'est contre cet obscurantisme que nous voulions agir... Pendant un an et demi, nous avons cherché partout. On avait tout lu, comparé, trié, choisi. Et, fin 53, enfin, nous avons ouvert pour présenter cette exposition que nous avons appelée Présence du Futur - un nom qu'elle a honnêtement porté, car je ne vois pas une seule réalisation aujourd'hui qui n'ait été annoncée à l'époque, sous une forme ou une autre - mais sans nous douter le moins du monde de l'importance que ça prendrait par la suite, et sans savoir que ça correspondait a un mouvement particulier, puisqu'il n'existait pas en France.

- Il n'y avait pas d'écrivains français dans ce mouvement ?

- Quand Sternberg vous dit : "Il a été le premier a s'intéresser aux auteurs français", en parlant de Dorémieux... Evidemment il a été le premier : il n'y en avait pas ! A part Francis Carsac (le professeur Bordes) au Rayon Fantastique... Ils sont apparus en même temps que Dorémieux.

- Et Gérard Klein. il était dans le groupe a l'époque ?

- Oh ! Gérard était tout jeune, il est venu plus tard, en 54, je crois. Il n'avait pas 17 ans, mais il avait déjà cette ouverture d'esprit sur "autre chose". II s'est intégré très vite, mais on s'est beaucoup accrochés tous les deux. J'ai trouvé dommage qu'il se soit dirigé vers la SF, telle qu'elle était devenue en tout cas. Parce que en sémantique, par exemple, il aurait pu faire un travail très important...

- Et les surréalistes ?

- Non. Les surréalistes. on ne peut pas dire qu'ils aient été très chauds... Mais il ne faut pas oublier ce qu'était devenu André Breton : un homme remarquable en son époque, mais qui avait mal vieilli... Du moment qu'on ne lui avait pas demandé la permission d'ouvrir cette librairie de science-fiction, il n'allait pas se déplacer !... Les francs-maçons, en revanche, se sont montrés très intéressés par la démarche scientifique... Car nous avions la grande chance d'avoir dans notre groupe des scientifiques, comme le physicien Charles-Noël Martin ou le professeur Bordes, alias Francis Carsac, dont j'ai déjà parlé, un paléontologue mondialement connu... Il y avait aussi un ancien ingénieur de la NASA, Malvina, qui avait créé, partant de la cybernétique, des tableaux mobiles. C'est Bergier qui l'avait amené. Et nous avons fait appel a Boris Vian, qui nous a mis en relation avec un de ses amis centralien, Maurice Gardel, qui nous a apporté des tas de choses inconnues, comme la première sculpture animée de Nicolas Schöffer, dont on a tellement parlé par la suite...
Il y avait de la fantaisie, mais on démontrait aussi que la miraculeuse Lessive Machin était pleine d'un azurant optique qui cachait toutes les taches... On faisait aussi des expériences de lumière noire, mais comme on ne savait pas ce que c'était, on avait parfois de curieuses surprises, comme se découvrir édentés !... Mais il y a eu plus fascinant encore :

TERMINATOR AVAIT DÉJÀ DES PUCES

Je crois que c'est Philippe Curval qui a fait La découverte : dans une décharge, il a trouvé un robot de deux mètres cinq de haut. Nous l'avons fait examiner par Pierre Latille, ingénieur chez Phillips, qui pensait que cette machine avait pu être dotée de relais électroniques. Or, tenez-vous bien, ce robot avait été laissé en dépôt à un ferrailleur de Montreuil par un ingénieur juif russe à l'arrivée des Allemands, en 1940 ! Pierre Latille supposait même qu'il pouvait parler, émettre des sons, faire des mouvements. 
D'ailleurs, dès qu'il a été reconnecté, le robot lui a balancé une grande claque.

- Qu'est-il devenu, ce robot?

- C'est la Société Phillips qui l'a racheté...

POM-POM-POM-POOOM...

- Nous sommes donc fin 53, et "Les Chroniques martiennes" vont paraître début 54. C'est donc à ce moment-là que vous apprenez le projet de Denoël, et que vous cédez le nom de votre exposition a cette nouvelle collection ?

- Pas du tout, nous avons été très surpris, au contraire ! Peut-être quelqu'un de notre groupe s'est-il cru autorisé a négocier en son propre nom, mais pourquoi pas ?... Denoël nous avait aussi proposé de créer une revue. Mais ce projet n'a finalement pas vu le jour.

- Il n'y avait donc un public pour une telle revue ? Qui lisait de la SF à cette époque ?

- Un public très divers, des gens qui s'intéressaient a l'avenir, a l'évolution de l'humanité. Quoi qu'en dise Sternberg, il y avait des prises de position de la part des intellectuels et des scientifiques. Mais les milieux SF, BD et humour tenaient à rester marginaux, c'est pourquoi les universitaires ne s'y sont pas intéressés. Par la suite, s'est greffé là-dessus le fantastique, mais à part Julia Verlanger, aucun auteur n'est jamais parvenu a me convaincre. Le seul fantastique qui me plaise, c'est le fantastique à la Henry James, celui qui prend aussi ses bases dans le possible humain. Les goules et les vampires, je n'y crois pas. Bergier et Butor n'arrêtaient pas de me vanter Lovecraft, mais je n'y ai jamais été très sensible parce que j'ai un mauvais esprit, et quand je lisais: "O lecteur arrête-toi...", j'éclatais de rire et j'arrêtais pour de bon !... Il a été traduit par Papy, auquel on a beaucoup reproché à l'époque d'avoir conservé le langage populaire que Lovecraft avait donné à ses habitants de telle région rurale d'Amérique. Ce pauvre Papy se faisait traiter de paysan !

- Le Rayon Fantastique publiait beaucoup ?

- Il y avait une publication par mois, avec deux directeurs de collection : un chez Hachette, Gallet, et un chez Gallimard, Pilotin. Les choix de Pilotin étaient à mon avis plus littéraires, mais Gallet faisait de bonnes choses aussi. De toute façon, par rapport a ce qui s'est publié par la suite, c'était excellent. Parce que après...

VALÉRIE FAIT DE LA RÉSISTANCE

... Après, j'ai été extrêmement choquée quand cette littérature a été prise en mains par des écrivaillons - vous pouvez le dire, je ne le cache pas, ils le savent - qui ont éliminé petit a petit les gens de qualité. Il y a eu nettement une baisse d'intelligence, une grande éclipse. Ce n'était plus que de l'enculage de mouches après ça. C'était devenu le catéchisme, avec ces clans et ces clubs qui se réunissaient, quand on entendait ces engueulades de bas niveau. ces... C'était impossible de participer a ça.. Et quelqu'un qui a fait du tord à la science-fiction parce qu'il ne l'aimait pas, c'était bien Robert Kanters ! Et puis Jean Aubier est mort subitement, en 1956. Nous ne pouvions pas racheter la Balance, qui est restée quelque temps fermée. Nous avons ouvert la toute petite librairie de l'Atome, rue de Seine, avec le stock que la famille Aubier nous avait donné en dédommagement. Ensuite, je suis venue ici et tout ça (aujourd'hui la galerie), c'était la librairie. Mais à ce moment-là j'ai trouvé que la production ne ressemblait plus du tout a l'objectif de départ. Quand je dis ça, ne vous méprenez pas : je n'ai jamais été contre le Fleuve Noir, alors que tout le milieu était contre. C'était de la distraction populaire, comme il en a toujours existé ! On mettait toujours le Fleuve Noir au pilori alors que des marques prétendues supérieures publiaient de véritables tissus de sottise et de prétention, et qui n'étaient souvent, il faut oser le dire, qu'une prise de possession fasciste du genre.

LA CHUTE D'ICARE

- C'est alors que je m'en suis désintéressée. I1 y avait pourtant des choses formidables qui paraissaient en littérature générale, Carrouges par exemple, mais qu'on n'a pas du tout su exploiter... Mais après tout, peut-être que c'est normal. Finalement : il y a toujours des épigones pour reprendre les idées à leur compte... J'ai fini par fermer la Librairie, en 1963. Je suis très heureuse d'avoir accompli ça. Ça n'avait jamais été réalisé auparavant. Nous avons été la première librairie au monde de ce type. Mais aujourd'hui, je ne regrette plus du tout... De toute façon, croyez-vous vraiment que ça puisse tenir si longtemps ? Est-ce que nous avons, nous humains, assez d'imagination pour voir plus loin ?

PHOENIX II : LE RETOUR

- Vous pensez vraiment que la SF est un genre usé ? Au cours des dernières années sont pourtant apparus de nouveaux auteurs, de nouvelles techniques d'écriture, de nouveaux courants, exploitant des théories scientifiques et des mouvements sociaux actuels...

- Ecoutez : on peut toujours trouver la science-fiction où on veut, aussi bien dans les ouvrages de philosophie que dans les romans. Elle ne disparaîtra peut-être pas en tant que genre littéraire si on cherche, si on est a l'écoute. Mais la SF doit avant tout déranger. Cette génération, il faut quand même lui apprendre qu'elle est maîtresse de son destin, que nous ne sommes pas des victimes ! On peut certainement toujours écrire des choses intéressantes sur l'utopie car il en sort toujours quelque chose de neuf. Je crois, par exemple, qu'on a assassiné trois grands utopistes : Einstein, Freud et Marx. Leurs visions ont été détournées parce qu'elles bousculaient trop de choses, mais c'est en utopistes qu'ils avaient bâti leurs théories, sans expérimentation. C'est ça qui fait la grandeur de l'homme !... Il faut réfléchir, se confronter à un devenir possible, se mettre au travail et... naître à autre chose. Il faut apprendre a se libérer de toutes les formes de dogmes et de superstitions, comprendre qu'on est condamnés si on n'évolue pas. Et durant toute cette aventure, j'ai cru fermement que la science-fiction pouvait y aider...

Cet entretien nous avait apporté une information essentielle pour la suite de notre enquête: les mots "Présence du Futur" avaient assurément marqué le départ d'une grande aventure utopiste.

Forts de ce viatique, nous partîmes a la recherche de notre troisième témoin, l'homme au robot : Philippe Curval. [Entretien non disponible, NDKhazad]
 

Propos recueillis par Jean-Pierre Saucy et Yvonne Maillard.

© Club PDE - in Présence d'Esprit n°2 (mars 1993) - Source